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Le LIMEEP-PS parle de l'Ukraine

La géopolitique permet d’éclairer les dynamiques des rivalités de pouvoir comme celles de l’actuel conflit en Ukraine. Le laboratoire LIMEEP-PS de l’OVSQ, dans le cadre de son axe de recherche « Espaces politiques et enjeux de pouvoir », propose un décryptage de ce conflit à travers une interview croisée avec trois spécialistes de l’espace post-soviétique.

Isabella Damiani, maitresse de conférences en géographie politique à l’UVSQ, enseignante de géopolitique, chercheure au LIMEEP-PS sur l’espace centrasiatique ex-soviétique.
Lukas Aubin, chercheur associé à l’IRIS, docteur en études slaves, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport.
Malcolm Pinel, doctorant au LIMEEP-PS, spécialiste des enjeux militaires russes.

Quelle lecture géopolitique de la situation actuelle en Ukraine ?



Isabella Damiani : Ce qui se passe, aujourd’hui, en Europe orientale est l’archétype du conflit géopolitique, une illustration concrète du modèle théorique que je présente en cours de géopolitique.

Nous avons des acteurs, à différentes échelles, qui rivalisent pour le contrôle d’un territoire, pour reprendre la méthodologie géopolitique d’Yves Lacoste. Les Etats-Nations défendent leur souveraineté, leur identité, leur indépendance, leur liberté de choisir, leurs frontières, leur désir de partager une portion de leur souveraineté, comme dans le cadre européen ou atlantique. Les régions, avec un élan régionaliste, sont un autre acteur, et revendiquent, dans le cadre ukrainien, le degré le plus élevé d’autonomie, c’est à dire l’indépendance. Ensuite il y a l’Empire. Il ne s’agit pas d’Empires économique ou culturel qui nous sont encore familiers au XXIe siècle, il s’agit du retour de l’impérialisme politique. Malgré son opposition structurelle à l’Etat, et son déclassement législatif et politique vis-à-vis de l’Etat avec les accords Westphaliens, l’Empire naît de l’Etat et de la Nation, naît de l’envie d’une identité structurée politiquement de s’étendre géographiquement pour différentes raisons : revanche, quête de ressources, accès à la mer chaude, racisme suprémaciste, quête de puissance, espace vital, irrédentisme… et j’en oublie certainement. L’Empire est donc souvent nationaliste et le nationalisme amène souvent à l’impérialisme. L’Empire revendique également vouloir défendre les régionalismes contre l’Etat. Il ne faut pas oublier que dans le jeu de pouvoir il y a un autre acteur, de petite échelle comme l’Empire : l’Organisation des Nations Unies. Cette table internationale (d’Etats-Nations) nous permet de voir de plus près les idées, les humeurs, les alliances. Jamais l’Europe n’a suivi de si près les votes des résolutions des Nations Unies.
La clé de lecture des rivalités entre les acteurs sont les représentations. Le conflit arrive si les acteurs voient les choses de manière différente. Le bloc occidental et les Nations Unies voient l’Ukraine comme un Etat souverain, maître de son destin, libre de son passé et libre de choisir ses alliances, et tout cela justifie la remise en cause des promesses de l’OTAN vis-à-vis de l’« encerclement » de la Russie : ce sont les volontés individuelles qui priment. Vladimir Poutine et ses fidèles, dans l’élite au pouvoir ou pas, voient l’Ukraine comme la terre des origines et le berceau de la culture russe : dans ce système de représentation il ne s’agit pas d’une invasion mais d’une reconquête irrédentiste, reprendre ce qui est à nous, qui fait partie du Russkiy mir, concept géo-identitaire amplement promu par Vladimir Poutine, et dont la traduction la plus simple est « monde russe » (l’adjectif russkiy faisant référence plutôt à l’identité russe qu’à la nationalité, et le substantif mir aussi bien à monde que à paix). Le nord de l’Ukraine est le point de départ de ces communautés slavo-orientales qui, après des siècles sous la domination mongole, s’affranchissent pour devenir, autour de Moscou, la grande unité politico-identitaire de l’Europe orientale et de l’Eurasie, héritière principale de l’orthodoxie chrétienne, du byzantinisme, la troisième Rome. Donc selon cette représentation, Kiev (je l’écris volontairement à la russe) ne peut pas échapper à son passé, à cette communauté de destin, même contre sa volonté – et la Russie, puissance blessée et dépouillée par les mauvaises choix stratégiques soviétiques et surtout par le monde occidental toujours en quête d’élargissement de l’influence de ses valeurs politiques, économiques et culturelles, ne peut qu’accomplir son destin, restaurer sa grandeur : c’est ce qui justifie l’« endiguement » sur « ses » territoires. Tout cela légitime la guerre.

Il ne faut pas oublier la question frontalière dans son volet législatif. Les premières formes de gouvernements autonomes dotées de frontières proches de celles actuelles se mettent en place à la suite des révolutions de 1917 dans la Petite Russie (toponyme historique du territoire ukrainien). En 1922, la république socialiste soviétique d’Ukraine est intégrée dans l’Union Soviétique nouvellement créée. Différents accords frontaliers se sont succédé entre la Russie et l’Ukraine, à l’époque soviétique (l’accord du 19 novembre 1990), au moment de la dissolution de l’URSS (avec la Biélorussie dans les accords de Minsk du 8 décembre 1991, dans le respect de l’Uti possidetis juris, le principe frontalier de « vous posséderez ce que vous possédiez déjà ») et lors du traité d’amitié russo-ukrainien du 31 mai 1997. En 2018 l’Ukraine n’a pas voulu renouveler ce traité, à la suite de l’annexion russe de la Crimée en 2014, cet accord a donc pris fin le 1 avril 2019.

Nous avons tous et toutes été sidéré·es par ce conflit, nous n’étions pas (ou plus) habitué·es à placer l’histoire ou l’identité au centre d’un conflit géopolitique. Vladimir Poutine a remis au goût du jour des revendications géo-identitaires que l’Europe avait vécues pour la dernière fois, à l’échelle continentale, il y a 80 ans. Personne ne croyait vraiment possible la réalisation d’un conflit territorial en Europe aujourd’hui, personne ne voulait y croire, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale étant encore vive notamment à travers les dernières générations qui l’ont vécue, toujours en vie. Vladimir Poutine a souvent été considéré par la majeure partie de l’opinion publique et politique occidentale comme le « méchant », alors que pour ses soutiens, il ne faisait que porter des valeurs différentes, qu’être le contrepoids géopolitique alternatif à l’OTAN et à l’UE. Avec cette guerre et l’universalité du message qu’un conflit armé véhicule, les représentations changent. Vladimir Poutine continue de nier son rôle d’agresseur et de se présenter comme l’agressé, mais il n’est plus soutenu ouvertement et officiellement que par la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Erythrée et la Syrie.

Quelles sont les perspectives de ce conflit ?


Isabella Damiani : C’est très compliqué à dire car personne n’est prêt à faire un pas en arrière. Kyiv (cette fois ci en ukrainien) revendique sa liberté de choisir son camp, le bloc occidental soutien ce choix. Vladimir Poutine demande officiellement la Crimée russe et l’Ukraine neutre, mais il sait très bien qu’il n’aura pas ce qu’il demande, d’ailleurs c’est pour ça qu’il le demande ! L’Ukraine neutre ne semble pas être vraiment dans ses plans. L’esprit va automatiquement à cette carte de Karl Haushofer de 1939 avec les différents degrés de « germanité » à partir du territoire militaire de l’Empire jusqu’aux territoires flamands/néerlandophones.
Une question qu’il faut certainement se poser est la façon dont la Russie sortira de l’impasse de sa représentation à l’international et son isolationnisme diplomatique. Comment rétablira-t-elle une attractivité de son image aux yeux du monde ? Un acteur peut-il vraiment exercer une influence coercitive sur un autre acteur aujourd’hui en Europe ? Pour le moment, la réaction à ces opérations est plutôt contreproductive dans les territoires-tampons comme la Moldavie, qui vient de faire sa demande officielle d’adhésion à l’UE, la Suède et la Finlande, qui commencent à débattre d’une possible adhésion à l’OTAN. Même le plus important allié de la Russie en ce moment, la Chine, préfère ne pas trop s’exposer. Beijing ne veut bien évidemment pas se positionner du côté du bloc occidental, mais il ne veut pas non plus s’afficher du côté de la Russie. Cette guerre n’est pas favorable à la Chine : une Russie isolée au centre de l’Eurasie ne peut que freiner le modèle d’expansionnisme économique chinois, et sa Route de la soie terrestre qui implique la Russie, l’Ukraine et l’Europe orientale. D’autant plus que Xi Jinping, en quête d’une nouvelle image internationale après l’ouverture de la boîte de Pandore de la situation dans le Xinjiang et le fiasco diplomatique des derniers JO d’hiver qui s’en est suivi, sait qu’il pourrait jouer un rôle crucial dans la résolution de ce conflit et se positionner comme le nouvel artisan d’une pax sinica à l’échelle eurasiatique.
 

A propos d’attractivité et de zones d’influence, comment l’Asie centrale, une autre région ex-soviétique, encore en grande partie très liée à Moscou, regarde-t-elle ce conflit ?



Isabella Damiani : Les cinq républiques centrasiatiques ex-soviétiques : Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan, ont des regards différents, mais en même temps assez proches sur ce conflit. Il y a un sentiment d’étonnement et de perte d’orientation, peut-être proche de celui qu’ils avaient ressenti après la chute de l’URSS, que j’ai toujours assimilée à un « Syndrome de Stockholm » vis-à-vis de Moscou. La Russie reste un grand point de référence pour ces républiques : le Kazakhstan et le Kirghizstan sont des alliés économiques et militaires dans le cadre de l’Union Economique Eurasiatique (UEE) et de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dont fait partie également le Tadjikistan. L’Ouzbékistan est devenu récemment un Etat observateur de l’UEE et tous les quatre font partie de l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui leur permet de dialoguer avec la Russie et la Chine en même temps. Le Turkménistan est officiellement un Etat neutre, mais moins isolé qu’il y a quelques années. Malgré ces alliances très étroites avec Moscou, notamment pour le Kazakhstan et le Kirghizstan, personne ne s’est rangé du côté de la Russie dans cette guerre. Les gouvernements de ces pays ont vite démenti toutes les rumeurs sur un possible soutien militaire à la Russie, ce malgré le soutien que l’OTSC a donné au Kazakhstan, en janvier dernier, pour calmer une révolte interne. En même temps, l’opinion publique de ces pays est en train de montrer une forte empathie vis-à-vis de la population ukrainienne. Au Nations Unies, ces pays ont tous choisi la voie de l’abstention (comme la Chine) ou de l’absence au vote. La crainte d’une crise économique est importante, car ces pays sont fortement liés à l’économie russe, mais n’y aurait-il pas également une inquiétude, non verbalisée, d’un débordement russe vers l’Est ? Le nord du Kazakhstan concentre encore l’une des minorités russes les plus importantes (plus de 20 % de la population kazakhstanaise se reconnaît dans l’ethnie russe) et son président commence à envisager des investissements importants dans le réarmement du pays et des alliances plus étroites avec l’Ouzbékistan. De l’autre coté la Russie a envoyé des messages d’apaisement autour du respect de la souveraineté et de l’intégrité étatique de ces pays, mais cela ne semble pas vraiment calmer les esprits. En même temps la Russie a un moyen de pression sociale important vis-à-vis des millions d’immigrés centrasiatiques en Russie, et il semblerait qu’un phénomène de recrutement de ces populations dans l’armée russe se soit mis en place, soutenu par des promesses de récompenses économiques et de facilité d’obtention de la nationalité russe. L’Empire politique joue encore la carte de la colonialité.

Qu'est-ce qu'il est en train de se passer en ce moment en Russie ? Est-il vrai que les Russes peuvent désormais s'informer seulement via les médias contrôlés ?



Lukas Aubin : Le pouvoir russe est en train d’essayer de contrôler l’information : le nerf de la guerre. Il cherche à faire passer cette guerre pour une « opération spéciale » destinée à dénazifier et démilitariser l’Ukraine. Pour ce faire, il contrôle de plus en plus les espaces de liberté en Russie : libertés intellectuelles et libertés physiques. Cela signifie en gros que les médias d’opposition comme Dojd sont en train de fermer car une loi est passée récemment et celle-ci offre la possibilité à la justice russe de condamner un journaliste et/ou un individu issu de la société civile à quinze ans d’emprisonnement pour avoir tenu des propos qui iraient contre la doctrine d’État. Désormais, s’opposer à cette « opération spéciale », la critiquer ou même utiliser le mot « guerre », devient un délit passible de quinze années de prison. De fait, le système opère un contrôle accru sur la société civile russe. Il en va de même de la rue. On a vu de nombreuses manifestations ces dernières semaines en Russie. Mais on a aussi vu surtout de plus en plus d’arrestations. En clair, on a vu des manifestations dans plus de 100 villes différentes pour – au bas mot – 10 000 arrestations. Sachant qu’on a des difficultés à avoir les chiffres exacts du nombre de manifestants.
De manière générale, si on essaie de prendre un peu de recul, on s’aperçoit que depuis 2012 et la troisième élection de Vladimir Poutine, le régime russe a opéré un virage autoritaire avec le contrôle de plus en plus drastique des espaces d’opposition potentiels : l’espace politique, l’espace médiatique, l’espace extérieur (la rue)… De manière générale, l’espace informationnel (cyberespace, journaux, chaînes de télévision) russe est de plus en plus contrôlé. Aujourd’hui, l’opposition réelle en Russie se situe généralement hors du système. On dit qu’il y a deux oppositions : l’opposition à l’intérieur du système et l’opposition à l’extérieur du système. L’opposition à l’intérieur du système est tolérée par le pouvoir et elle sert de justification à l’existence d’une démocratie fantoche. Alors que l’opposition hors du système constitue un espace politique contestataire réel mais qui ne peut participer au jeu démocratique et qui a donc des difficultés à exister.
 

Dans ce contexte, comment la société russe réagit-elle à cette guerre ?


Lukas Aubin : C’est évidemment l’une des questions primordiales en ce moment. Car c’est bien la population russe qui pourrait contribuer à faire bouger les lignes en Russie, à faire bouger la politique de Vladimir Poutine en Ukraine notamment. Pour le moment, on n’a pas de statistiques de la côte de popularité du président russe depuis le début de la guerre. On sait qu’elle était à environ 65 % d’opinions favorables à la veille de l’invasion. Deux semaines après, on ne sait toujours pas de quel côté va pencher la balance. Traditionnellement, il y a deux possibilités. Dans un contexte de sanctions très fort, la population à tendance à se réunir autour de son chef : c’est le « rally around the flag ». Mais elle peut également – si l’opinion est mal préparée par le pouvoir par exemple – se rebeller. Pour le moment, nous avons seulement des échos. Il y a toutes ces manifestations dont j’ai parlé. Il y a le fait que nous ayons vu des athlètes russes de haut-niveau parler contre la guerre, dire stop à la guerre tels que les joueurs de tennis Daniil Medvedev et Andrey Rublev, notamment. Nous avons également vu des oligarques russes, Oleg Deripaska ou Oleg Tinkov par exemple, élever la voix contre la guerre. Nous avons entendu Roman Abramovitch, qui a mis en vente le club de football de Chelsea, et qui semble pour sa part jouer à un double-jeu. Il participerait ainsi aux pourparlers entre l’Ukraine et la Russie en faveur de la paix et dans le même temps il chercherait à créer une sorte de Super Ligue de football post-soviétique pour concurrencer l’UEFA et la Ligue des Champions. Il existe donc une opposition en Russie et celle-ci semble grandir. Mais elle est très difficile à quantifier. D’un point de vue plus personnel, je pense que nous avons deux camps qui s’opposent au sein de la société russe : le camp pro-pouvoir qui suit la doctrine du Kremlin et qui comprend cette volonté de dénazifier et démilitariser l’Ukraine et l’autre camp qui dit stop à la guerre et qui pense qu’il faudrait destituer Vladimir Poutine. Tout l’enjeu désormais est de savoir quel sera l’impact des sanctions économiques, diplomatiques, politiques et sportives sur l’opinion en Russie et sur les oligarques. En clair, quel sera l’effet de l’étranglement sur la population ?

L'image de la Russie au niveau international est très mauvaise en ce moment et son soft power, notamment sportif, a été énormément affaiblit. Qu’est-ce que le soft power en Russie ? Quelles sont les implications dans les enjeux politiques ?



Lukas Aubin : Déjà, il y a une chose à comprendre. La conception même de soft power en Russie est très spécifique. Elle est éminemment liée à l’idée de puissance, la derjavnost’ en russe, et le soft power est conçu comme une arme qui peut être à la fois positive ou négative, attractive ou répulsive. C’est ce que le chercheur Maxime Audinet appelle le soft power négatif. C’est-à-dire que ça n’est pas tout à fait le soft power théorisé par Joseph Nye dans les années 1990 mais c’est plutôt conçu comme une arme malléable en fonction des instants et des opportunités. De ce point de vue, la question du sport est assez intéressante puisqu’on s’aperçoit qu’il y a eu une mutation. Jusqu’en 2014, le sport était utilisé comme un instrument de soft power très traditionnel. On construisait des infrastructures sportives, on acquérait des événements sportifs de premier plan et on les utilisait pour rayonner sur la scène internationale. À partir de 2014 et 2015, lorsque la Russie a commencé à être isolée sur la scène internationale en raison de la guerre en Ukraine, de l’annexion de la Crimée et de l’affaire de dopage, le soft power sportif russe a été utilisé par le pouvoir comme une arme dans un jeu à somme nulle afin de pouvoir annuler le narratif occidental en disant : « ok, il y a du dopage en Russie, mais il y en a partout dans le monde, regardez par exemple Lance Amstrong, donc les décisions prises par les occidentaux à notre encontre sont des décisions politiques, politiquement motivées, destinées à nous affaiblir et dans ce contexte il faut qu’on se défende. » Ça, c’était le narratif russe. On le voit, il s’éloigne grandement du soft power traditionnel et il montre bien que la Russie est en conflit avec les puissances occidentales à travers le sport depuis 2015.
 

Les principales mesures prises pour le moment par l’Union européenne et les Etats-Unis à l’égard de la Russie sont les sanctions économiques. Cette voie commence à être choisie également par d’autres, comme la Corée du Sud et Singapour. Quels sont les effets de ces mesures ?


Malcolm Pinel : Avant tout, il faut distinguer les sanctions individuelles qui s’appliquent sur les personnes et les sanctions sectorielles qui s’appliquent aux acteurs économiques. En 2014, lors du flot de sanctions décidé par les Etats-Unis en concertation avec les pays de l’Union européenne, cette distinction avait déjà été opérée. Á la suite à l’intervention russe en Ukraine, l’ampleur et l’intensité de ces sanctions sont éminemment plus fortes.
Concernant les sanctions individuelles, il est particulièrement symbolique que les députés de la Douma ayant voté en faveur de la reconnaissance des territoires séparatistes aient été ciblés. Ils sont désormais confrontés à un gel de leurs avoirs à l’étranger et à une interdiction bancaire de la part de l’UE. Les Britanniques ont, quant à eux, ciblé les avoirs des proches du Kremlin particulièrement sur la place londonienne où de nombreux oligarques russes ont des attaches. Cette politique de sanctions frappant des individus soit proche du pouvoir soit des grands patrons du tissu économique russe vise à fragiliser le soutien avéré mais tacite et silencieux des oligarques et de l’élite économique russe au régime. Il est d’ailleurs probable que les sanctions individuelles soient beaucoup plus contraignantes et difficiles à supporter pour les oligarques que pour les responsables politiques ou militaires.

La question des sanctions sectorielles est quant à elle plus complexe. En 2014, les sanctions concernant les biens à double usage avaient incité la Russie à imposer des contres sanctions. Cela avait été le cas sur l’industrie de l’armement comme sur le secteur de la production agricole. Dans certains secteurs, les sanctions ont donc augmenté le degré d’indépendance en favorisant le développement de la production locale notamment agricole ou en accélérant l’indigénisation de certains pans des unités de production d’armement comme la filière de production des turbines nécessaires à la propulsion des navires de la marine militaire russe. Enfin, en réponse à l’interdiction de l’espace aérien européen aux compagnies commerciales russes, la Russie a instauré l’interdiction de son espace aérien aux compagnies européennes par effet miroir.

Au sujet des nombreuses entreprises occidentales qui déclarent se retirer du marché russe, il ne faut pas se méprendre sur les intentions qui ont conduit leur décision. Si évidement sur le plan moral elles condamnent l’agression russe sur le sol ukrainien, le phénomène d’over compliance, une forme de zèle, est peut-être l’explication économique la plus rationnelle de leur positionnement. A l’instar de BNP et de l’amende record décidée par les Etats-Unis en conséquence de la poursuite de ses activités en Iran, les firmes internationales se retireraient du marché russe par prudence et par peur des sanctions économiques américaines.

Sur le plan financier enfin, la banque centrale russe n’a plus accès aux marchés des capitaux américains comme européens et ses avoirs à l’étranger sont gelés. Si la Russie n’arrive pas à refinancer sa dette souveraine à moyen et long terme, l’effet pourrait être dévastateur.
Concernant les hydrocarbures, les Etats-Unis ont annoncé ne plus acheter de pétrole russe alors que l’UE n’a pas annoncé s’en passer sur le court terme bien qu’elle ait manifesté son ambition de réduire sa dépendance énergétique sur le long terme. Toutefois, le marché du pétrole repose sur un système de contrats à terme afin de sécuriser les approvisionnements tout en lissant les écarts entre l’offre et la demande qui impacte le prix du baril. Les entreprises du secteur de l’énergie et en particulier du pétrole se positionnent sur le temps long.
Si en 2014 les sanctions avaient surpris à Moscou surtout concernant l’unité entre européens et américains, en 2022 la fulgurance et l’unité absolu, hormis sur la partie hydrocarbure, a encore plus frappé les dirigeants russes. Il y a probablement eu une erreur d’estimation des réactions de la part de la Russie qui doit désormais résolument se poser la question de sa survie au plan économique. La Russie est dans une position qui ne va pas être tenable pendant très longtemps surtout si le prix du pétrole chutait.

Il est encore trop tôt pour avancer des chiffres à l’heure actuelle surtout que la situation fait l’objet de discussions quotidiennes au sein de l’UE et avec les Etats-Unis. Cependant, la Banque centrale russe vient de publier des prévisions économiques : 20 % d’inflation, 8 % de récession, pour l’année 2022. Les marges de manœuvre russes de conservation et de préservation de son économie sont donc très limitées.

Dès lors, comment la Russie peut-elle espérer rayonner à nouveau à travers le sport dans ce contexte de sanctions sportives très fort ? Comment la Russie pourrait-elle retrouver un statut de "puissance sportive" après un boycott international d’une telle ampleur ?

Lukas Aubin : En effet, la Russie a été mise au ban du sport mondial, c’est une première pour une puissance sportive majeure dans l’histoire du sport moderne et il faudra évidemment en mesurer les conséquences. Aujourd’hui, c’est difficile à dire mais pour le moment on voit que le pouvoir russe a commencé à contester cette exclusion par les voies médiatiques et juridiques, en appelant le Tribunal arbitral du sport (TAS) à juger de la légalité de son exclusion du Mondial de football 2022. D’autre part, on voit aussi que le monde du sport russe s’organise pour créer un espace du sport mondial alternatif, créer un nouvel ordre mondial du sport. Ça s’était déjà vu à l’époque soviétique via notamment les Spartakiades (1928) ou les Jeux de l’amitié (1984) qui étaient deux compétitions destinées à concurrencer les JO et le CIO. En ce moment, on assiste aux prémices de cela via la fameuse compétition que souhaiterait organiser Roman Abramovitch. Celle-ci inclurait la Chine, la Biélorussie ou encore la Finlande. L’idée serait de construire un football international parallèle au football européen. Nous sommes encore au stade des prémices mais c’est l’une des pistes à explorer. Est-ce que la Russie va réussir à se créer son propre microcosme sportif dans cette guerre ?

La rénovation des forces armées russes, entamée à la fin des années 2000 par les réformes Serdyukov/Makarov, a permis à la Russie de (re)disposer d’un outil militaire opérationnel et projetable. Quelles ont été les points marquant de ce mouvement de modernisation ?



Malcolm Pinel : Pour accompagner la transition d’une armée de conscription vers une armée moderne, professionnelle et de métier, une réflexion globale sur l’outil de défense a été menée autour de l’organisation et de l’optimisation des chaînes de commandement et de contrôle, des moyens et des modes d’actions. Le territoire national a été divisé selon une approche territoriale en 5 régions possédant chacune leur propre commandement stratégique interarmées, responsable de la formation, de l’entrainement et des opérations des forces aérospatiales (VKS), navales et terrestres, à l’exception des forces de fusées stratégiques et des troupes aéroportées. Un nouveau centre de contrôle des opérations a été créé afin de renforcer l’intégration des différentes composantes. Sur le plan capacitaire, de nombreux matériels relativement modernes ont été mis en service, chasseurs, navires et nouveaux systèmes de défense aérienne. Les composantes stratégiques pour le Kremlin comme la branche des opérations spéciales, la défense sol-air et les troupes aéroportées, qui ont toujours été maintenu un haut niveau capacitaire, ont également largement bénéficiés de ces réformes. Pour soutenir cette politique de réinvestissement massif dans l’outil de défense, l’industrie d’armement a fait l’objet de réorganisation visant à fédérer les différents constructeurs, comme par exemple le consortium OAK qui englobe la totalité de l’industrie aéronautique. N’oubliant pas les fondamentaux de la puissance, les composantes de la dissuasion nucléaire ont constamment été entretenues et développées à l’image de la modernisation des vecteurs comme les bombardiers stratégiques et les missiles. Certes, des lacunes persistent en termes du volet C4ISR (Commandement, Contrôle, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) et de projection, mais cela ne doit pas faire oublier l’importance des réformes menées.
Alors que l’intervention russe en Syrie laissait entrevoir le renouveau d’une puissance militaire notamment autour d’un emploi efficace de la puissance aérienne, peut-on affirmer que l’intervention en Ukraine pose des questions autour de la planification et de la conduite des opérations ?
Malcolm Pinel : Après une première intervention en Ukraine en 2014 qui a conduit à l’annexion de la Crimée et au séparatisme du Donbass, les forces armées russes ont fait preuve de réelles capacités dans l’hybridation de leurs modes d’actions, alliant des opérations dans les champs immatériels (propagande, désinformation et déception) aux opérations de soutien militaire dans les combats (fourniture de matériel, encadrement, appui en renseignement). Mise en application en Ukraine, les observateurs retrouveront cette même maitrise de l’hybridité des modes d’actions dans le conflit syrien. Toutefois certaines lacunes déjà mises en évidence au travers de l’étude du conflit en Géorgie en 2008 et confirmées par l’analyse de l’engagement russe en Syrie depuis 2015 perdurent et limitent considérablement le degré d’efficacité de son outil militaire. Les équipages russes ne seraient plutôt spécialisés qu’autour de la mission dévolue à leur type d’appareil (appui aérien, interdiction aérienne ou bombardement) faute d’un nombre suffisant de chasseurs polyvalents pouvant effectuer plusieurs types de missions. Les forces aériennes russes manquent aussi de munitions guidées de précision et des pods de désignation (système embarqué de désignation d’objectif et de guidage) nécessaires à leur emploi ainsi que de munitions anti-radar. Quant aux capacités de soutien logistique dites de « train de combat », elles semblent ne pas tenir l’engagement dans la durée et peine à approvisionner en carburant, en vivres, en pièce de rechange.

La puissance aérienne russe ne semble pas avoir été déterminante dans les premiers jours du conflit, ce constat est-il avéré et pourrait-il évoluer ?



Malcolm Pinel : Craignant une campagne de frappe aérienne massive intégrée sur son territoire, la Russie garderait ses forces aériennes les plus modernes et entrainées sur son sol afin d’assurer la défense du territoire ou en réserve d’une possible intensification de la campagne aérienne en Ukraine. Certes, la conquête de la supériorité aérienne, préalable nécessaire à toute opération terrestre efficiente, n’aura pas été rapide et contraste avec la perception d’une puissance aérienne russe mature produisant des effets stratégiques majeurs. Finalement, malgré le fait que l’aviation et les défenses aériennes ukrainiennes tendent désormais vers zéro compte tenu de leur attrition, celles-ci auront considérablement entamé durant les premiers jours la liberté d’action des forces au sol (notamment avec l’emploi des drones TB2 Bayraktar) et dans les airs infligeant aux forces aériennes russes des pertes conséquentes avec des systèmes sol-air portables ou de moyenne et longue portée. Nous pouvons également nous questionner sur le faible nombre de drones russes opérés.


 
carte limeep
 

Cette carte d’illustration réalisée par Blanche Lambert est publiée grâce au concours de la société AB Pictoris.

  • Durant les premiers jours, les Russes auraient essayé de limiter les dommages collatéraux en volant à très basse altitude afin d’accroitre la précision de leur système d’armes. Cette tactique n’aura pas été couronnée de succès. L’évolution en basse altitude engendre une vulnérabilité accrue face aux systèmes sol-air de très courte portée. Les forces aériennes russes ont donc subi par conséquent de nombreuses pertes (plus d’une dizaine d’appareils). De nombreuses pertes civiles occasionnées par les frappes russes sont également à déplorer.
  • A l’heure où nous écrivons ces lignes, la première phase du conflit reposait sur une manœuvre offensive terrestre appuyée par une campagne initiale de frappe stratégique visiblement mal préparée car trop courte pour produire les effets militaires nécessaires à l’acquisition rapide de la supériorité aérienne. Même si des missiles de croisière ont été largement utilisés, ces munitions restent peu efficaces contre les systèmes sol-air mobiles. Après six jours de conflit, de nombreux experts s’interrogent sur la stratégie aérienne appliquée par les forces russes. Quel usage sera fait de l’arme aérienne dans les prochaines phases ? A moins que des contraintes beaucoup plus terrestres (logistique, potentiel combattif, résilience de l’Etat ukrainien, support matériel étranger) ne viennent une fois encore perturber les ambitions stratégiques russes. Essayer d’anticiper l’évolution des opérations (lignes de front) au vu des incertitudes qui planent autour des objectifs politico-militaires que le Kremlin cherche à atteindre (buts de guerre) ne serait que pure spéculation.